Le 30 avril 2022, Paul Grant, Sébastien Lacroix et Santosh Kurbet nous ont emporté à travers l’histoire de la musique sacrée de l’Inde du Nord. Aux sons du santour, du sitar, de l’esraj et des tablas ces talentueux musiciens ont interprété des œuvres hindoustanies, cachemiriennes et afghanes. Revivez ces instants sur notre chaîne Youtube.

On vous propose ici un survol des origines et principes régissant ces musiques sacrées et traditionnelles dans l’optique de vous proposer une seconde lecture de ce voyage musical.

Les origines de la musique sacrée indienne

La musique savante de l’Inde du Nord, tout comme l’essence même de la musique, prend racine dans les plus anciennes cultures préhistoriques où les croyances animistes ont mené les peuples à mêler mélodie et rythme afin d’atteindre un état hypnotique mystique par la danse et le son [1]. La première formalisation indienne de la musique, une des premières de l’Histoire, apparaît avec les Védas et plus particulièrement le Sama Veda pouvant être vu comme un des premiers recueil d’hymnes chantés [2]. Entre le XXe et le Xe siècles avant J-C [3], le Chandogoya Upanishad centralise les chants méditatifs et sert de base uniforme aux prêtres (saman) récitants le Sama Veda. Ceux-ci pouvaient être accompagnés au son de différents instruments comme la flûte (bansuri), la conque (shankh), les percussions ou encore le vîna [4].

Le Natya-Sastra et le Dattilam

La musique hindoue est le seul des systèmes musicaux de l’antiquité qui ait survécu jusqu’à nos jours[5]. Les deux plus anciens textes survivants concernant la musique sacrée indienne (sangita) sont le Natya-Sastra de Bharata Muni et le Dattilam de Dattila Muni (IVe – IIe avant J-C). Ces textes nous offrent un précieux aperçu de ce que pouvait être la musique dédiée aux divinités émergentes Shiva, Vishnu, Brahma, Ganesha et Saraswati. Alors que Dattila Muni pose les premières bases nécessaire à la reproduction musicale en nommant les notes (swaras) et les rythmes (tala) [6], Bharata Muni décrit notamment les bases esthétiques liées aux huit différents expériences émotionnelles (rasas) : l’érotisme (sringara), l’humour (hasya), la compassion (karuna), la terreur (raudra), l’héroïsme (vira), la peur (bhayanaka), le dégoût (bibhatsa) ainsi que l’émerveillement (adbhuta)[7].

Le Raga

Entre le VIe et le VIIIe siècle, Matanga Muni fait évoluer la notion de mode (jati) en état d’être (raga) dans son fameux texte sanskri Brihaddesi[8]. Il y décrit les nombreux éléments constitutif d’un raga – explorons certains d’entre eux[9].

Svarita
La Svarita est la note mère du Raga, celle d’où tout naît, celle à laquelle on revient toujours, celle qui permet et accompagne le déroulement du récit mélodique. Dénommée Sa, cette note tonique, sera présente sous la forme d’un drone continu tout au long du raga. À l’heure actuelle, bien que sa hauteur soit variable, il est fréquent qu’elle se situe aux alentours du Do ou du Do# occidental.

Raga Svara

En Inde, le nom des notes Do, Ré, Mi, Fa, Sol, La et Si peut être transcrit en Sa, Ré, Ga, Ma, Pa, Dha et Ni, pour autant que la Svarita (Sa) corresponde au Do occidental. Il est à noter que l’octave se divise en 22 sruti, c’est-à-dire des fractions de ton permettant éventuellement de donner un subtil caractère aux svaras. Toute comme en occident, les svaras peuvent aussi être altérées (bémol ou dièse)[10].

Sans rentrer dans les détails, on attribue certains rôles aux notes en fonction du raga afin de savoir de quelle manière les notes doivent être jouée. Comme ce système musical est basé sur l’improvisation, il est nécessaire d’indiquer quelle note doit être prédominante, co-dominante, interdite, rare, jouée longtemps, jouée rapidement, etc. (vadi, samvadi, anuvadi, vivadi, varjita, bahutva, aplatva, graha, nyasa, visranti)

Echelles
Les échelles, ou les « gammes », sont deux ensembles de notes constitutifs d’un raga. Il y a toujours une échelle ascendante (aroha) et une échelle descendante (avaroha) qui généralement diffèrent légèrement. C’est cette différence qui donne la base de la couleur du raga.

Le Dhrupad

Dhrupad est un mot hindi venant de la contraction des mots sanskrit Dhruva et Pada. Dhruva signifie constant/immuable et Pada fait référence aux vers poétiques. Ainsi, il y aurait un lien historique non surprenant entre le Dhrupad et la dévotion[11].

La tradition musicale Dhrupad peut aussi bien être chantée que jouée sur différents instruments. On y explore les ragas en suivant une structure précise. Ainsi, avant de commencer une composition, une interprétation Dhrupad commencera par une relativement longue introduction appelée Alap. Celle-ci se compose de trois parties[12] :

  • Alap : présentation lente du raga sans support rythmique
  • Jod : développement du Alap avec une constante rythmique
  • Jhala : conclusion de l’introduction avec une accélération rythmique intense.

Il s’en suivra la composition à proprement dite, comprenant elle aussi plusieurs parties en fonction des octaves jouées[13] :

  • Sthai : mélodie identitaire de la composition se jouant généralement sur l’octave moyenne avec quelques notes de l’octave basse
  • Antara : section intermédiaire de la composition se jouant généralement sur l’octave moyenne et l’octave supérieure
  • Sanchari : section libre où l’interprète explore librement le raga
  • Abhog : section avec la signature de l’interprète.

Traditionnellement, une composition Dhrupad est rythmiquement accompagnée au pakhawaj, une percussion à deux côtés. La signature rythmique, appelée taala, peut varier en fonction des compositions. À titre d’exemple on retrouve fréquemment les taalas suivants : Choutaal (12 temps), Jhaptaal (10 temps), Tevra (7 temps), Rudrataal (14 temps), Soolataal (10 temps) ou encore teentaal (16 temps)[14].

Pour apercevoir l’essence de la musique Dhrupad, il est important de comprendre l’importance de la tradition maître-disciple (Guru-Shishya parampara) dans la transmission de cet art musical. C’est grâce à cela que l’on peut remonter aisément jusqu’au moyen-âge et saisir les différences qui distinguent une lignée d’une autre.

De l’Inde du Nord à l’Afghanistan

Il est difficile d’établir avec certitude les origines des liens existants entre les musiques indiennes, cachemirienne, punjab, afghanes et persanes. Bien que l’on puisse sans trop de risque imaginer des liens sous l’empire Achéménides déjà (IIIe siècle avant J-C), nous n’avons à l’heure actuelle que peu de traces historiques permettant de dépasser l’imagination. Toutefois, il est établi que l’empire des Grands Moghols a joué un rôle certain.  Fondé par Babur[15] au XVe siècle à Kaboul,  cet empire s’est finalement étalé des bouches du Ganges à l’Afghanistan grâce aux qualités extraordinaire de l’empereur Akbar [16],[17].

Transmise de maître à disciple, le Dhrupad était réservé à une classe sociale de très haut rang et permettait de divertir et d’élever les consciences des cours royales. Au XVe siècle, le Maharaja de Gwalior Raja Man Singh Tomar s’offrait les services d’un musicien hors pair dénommé Tansen. De nombreux écrits musicaux et ragas lui sont attribués. On dit même qu’il était considéré comme un des neufs joyaux du rois [18].

Après la chute de Raja Man Singh, les musiciens de la cour cherchaient de nouveaux patrons afin de pouvoir continuer à jouer. Reconnu de tous, Tansen eu le privilège de recevoir l’invitation de l’empereur Akbar lui-même afin de jouer dans sa cour royale de Dehli. Cette période est considérée comme l’âge d’or de la musique Dhrupad [19].


[1] DANIELOU, Alain, Origines et Pouvoirs de la musique, Paris, Kailash Editions, les cahiers du mleccha, 2005, pp. 18-20.

[2] DANIELOU, Alain, Histoire de l’Inde, Paris, Fayard, 1983, pp. 71-75.

[3] BECK, Guy, Sacred Music and Hindu Religious Experience: From Ancient Roots to the Modern Classical Tradition, Asian Studies and Philosophy, New Orleans, Tulane University, 2018, pp. 2-3.

[4] Ibid. p.4

[5] DANIELOU, Alain, Origines et Pouvoirs de la musique, Paris, Kailash Editions, les cahiers du mleccha, 2005, p. 126.

[6] BECK, Guy, Sonic Liturgy: Rituals and Music in Hindu Traditions, Columbia, University of South Carolina Press, 2012, chap. 2.

[7] BHARATA MUNI, Natya-Sastra, traduction par RANGACHARYA, Adya, New Dehli, Munshiram Manoharlal 2003.

[8] BECK, Guy, Sacred Music and Hindu Religious Experience: From Ancient Roots to the Modern Classical Tradition, Asian Studies and Philosophy, New Orleans, Tulane University, 2018, p. 5.

[9] MOUTAL, Patrick, hindustani raga sangita : Mécanismes de base de la Musique Classique du Nord de l’Inde, Aubagne, Patrick Moutal Editeur, 2012, pp. 43-59.

[10] En musique indienne, uniquement la quarte Ma peut être diésée. Les svaras Re, Ga, Dha, et Ni peuvent quand à elles être bémolisées.

[11] CHATTERJEE MUKHERJEE, Samarpita, An Introduction to Dhrupad Performance Platforms of India, in Etnomüzikoloji Dergisi, Ethnomusicology Journal, West Bengal, 2020, p.265

[12] Ibid, p.264.

[13] Ibid.

[14] Ibid. p. 265

[15] Zahir el-Din Mohammed (1483 – 1530)

[16] Djalal ed-Din Mohammed Akbar (1542 – 1605)

[17] DUBANT, Bernard, Les Grands Empires : L’Inde des Grands Moghols, Editions Robert Laffont, Milan, 1983, p. 92.

[18] Girīśa Caturvedī, Sarala Jag Mohan, Tansen, page 20

[19] CHATTERJEE MUKHERJEE, Samarpita, An Introduction to Dhrupad Performance Platforms of India, in Etnomüzikoloji Dergisi, Ethnomusicology Journal, West Bengal, 2020, p.266

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