Lorsqu’on pense à la Suisse, beaucoup d’images nous viennent tout de suite à l’esprit : des montagnes garnies de station de ski, des vaches avec des grosses cloches autour du cou, des vallées champêtres ou l’on fait des montres, des banques qui apparaissent dans des rues médiévales.
Il est parfois difficile de lister exactement qu’est-ce qu’un élément d’une culture, mais souvent, l’on y introduit les concepts musicaux d’une société.
Comme partout sur terre, la musique ne manque pas à l’appel en terre Helvète. D’instruments uniques comme la Cithare du Toggenburg (un sorte de grand Luth) jusqu’au Talerschwingen Appenzellois (une assiette ou l’on y fait tourner une pièce de monnaie de cinq Francs) sans oublier le Yodel (un art de chanter typiquement montagnard) un instrument nous attire aujourd’hui l’attention : le Cor des Alpes.
Il arrive, lorsqu’on se balade « sur nos monts quand le Soleil, annonce un brillant réveil », d’entendre résonner un son. Ce son, doux et pourtant puissant, rappelant une vibration de trompette, est un des éléments culturels les plus importants de la Suisse.
Des traces historiques du cor des Alpes ?
Les origines de cet instrument sont inconnues. Il nous est impossible de déterminer précisément quand, pourquoi, et où ce que nous connaissons sous cette appellation apparaît en Suisse. Cependant, depuis l’aube des temps, l’humain joue de ces « cors » ou trompettes, et ceci sur presque tous les continents. Nous pensons ici par exemple à l’Olifant, comme celui dit « cor de Roland » du XIè siècle, le Carnyx Celte de l’Antiquité, l’Erke joué de nos jours dans les Andes ou encore le Tulnic/Trâmbiță de Moldavie et Roumanie.
Parti probablement des cornes animales, la forme archaïque de cet instrument a traversé les âges et vécu des modifications pour en arriver à ce que l’on connaît dans les montagnes d’Europe centrale aujourd’hui. Les diverses photographies que vous pouvez observer ont l’avantage de nous faire rêver son origine et sa modification, mais n’en constituent pas de preuve tangible.
Un document historique nous offre un descriptif d’un ancêtre du cor des Alpes. Le naturaliste Zurichois Conrad Gessner (1516-1565) publie son ouvrage « De raris et ad-mirandis herbis » en 1555. Il y décrit un instrument, composé de deux parties de troncs d’arbres courbées à leur extrémité et d’environ 340 centimètres de long, qui ont été vidées puis ensuite attachées ensemble par des tiges d’osier[1]. L’on commence à comprendre que cet instrument se différencie de ses cousins par sa taille et de l’utilisation de bois plutôt que de corne animale ou encore de matières métalliques comme le bronze.
Un cor du XIVè siècle à été retrouvé lors des fouilles archéologiques des ruines du château de Freidberg à Zürich. Il est construit de la même manière que Conrad Gessner le décrit : deux parties de bois courbes évidées et tenues entre elles par des liens.
Il existe des gravures, des vitraux, des peintures, des textes mentionnant des joueurs, mais nous n’avons pas connaissance de sa popularité.
À partir du XVIIè siècle, des bouleversements socio-économiques importants eurent lieu. L’émergence des tendances aristocratiques, les nouvelles classes sociales, l’envie de se moderniser donnèrent de plus en plus de pouvoirs aux classes aisées tandis que la paysannerie se voyait mise à l’écart. S’ajoutant à cela l’augmentation des taxes, la guerre de Trente Ans (1619 – 1648), les longs hivers sans travail, la paysannerie s’appauvrit de plus en plus. Il arrive de voir des joueurs de cor des Alpes demander l’aumône dans les rues, ce qui ne manque pas d’abaisser sa réputation au rang d’outil de mendiant.
Ces changements se remarquent par le fait que nous avons de moins en moins de sources parlant du cor des Alpes entre les XVIIè et XVIIIè siècles. En effet, il soulève moins de curiosité et le peuple s’intéresse à de nouvelles musiques. Tout cela, mêlé de plus au fait que la construction de cet instrument est difficile et demande beaucoup de temps, ont comme conséquence sa quasi disparition.
Michael Praetorius (1571 – 1621), dans son ouvrage Syntagma Musicum Vol. II (1619), nous décrit que des Suisses demandent l’aumône en jouant une longue trompette en bois, dont les deux parties sont tenues ensemble par des liens végétaux.
Touché par ce constat, le peintre Franz Nikolaus König de Berne (1765 – 1832) nous décrit que :
« La disparition progressive de cet instrument simple mais caractéristique a plusieurs causes parmi lesquelles les principales sont : d’une part, l’oisiveté croissante des habitants des Alpes et, d’autre part, la nécessité de disposer de bons instruments ; et finalement, il n’y a pas de doute qu’en raison de la décadence des mœurs depuis la Révolution française, la gaieté qui animait autrefois les habitants des campagnes a dû être enterrée ».[2].
Dès lors des personnes comme ce peintre, ou des compositeurs comme Ferdinand F. Hubert (1791 – 1863) se mettent à l’œuvre de redonner un souffle à cet élément culturel Alpin, ce qui prendra un certain temps avant de lui rendre une notoriété.
En 1805 se tient la première fête des Bergers d’Unspunnen à Interlaken, dont un des buts et de renforcer les liens entre les campagnes et Berne qui sont en tension depuis des années dû aux changements politiques des siècles derniers, en créant une image d’union entre les cités et les campagnes[3].
Proposé par un bourgeois Bernois, Niklaus Von Mülinen, cette fête va redonner vie aux traditions Suisses quasi oubliées.
Utilisations
Lorsque l’on pose la question à un Suisse, on entend souvent la réponse que cet instrument servait à communiquer entre les vallées et à appeler les troupeaux. Les vaches sont en effet sensibles à la musique en sens général, il suffit de passer une journée proche d’un troupeau et de jouer n’importe quel instrument pour voir les animaux se rassembler pour écouter. De par le monde, les sons sont en effet utilisés dans les communautés pastorales, nous pouvons ici par exemple citer la technique du chant Kulning utilisée Scandinavie encore aujourd’hui pour rapatrier les troupeaux.
Une autre mention, cette fois ci datant de 1030 et du moine Ekkehard IV (980 – 1056) nous décrit comment un berger joue de la musique à ses vaches grâce à un « tuba alpina »[3].
Il semblera dès lors que cet instrument ait eu des fonctions diverses dans les vallées champêtres Helvétiques. Mr. Hans-Jürg Sommer, éminent joueur et chercheur Suisse du Cor des Alpes nous explique dans un de ses textes :
« (…) le cor des Alpes ne sert pas à coordonner le mouvement des personnes (« musique de mouvement », telle que la danse et la marche), ni celui des vaches, d’ailleurs. Ces dernières n’exécutent pas une danse dans le tempo de la mélodie lorsqu’elles marchent en rang l’une après l’autre. La fonction première du cor des Alpes était, comme l’a si bien formulé la professeure Dr. Brigitte Bachmann-Geiser, une utilisation en tant qu’outil de travail et moyen de divertissement des bergers – principalement alpins -. C’est avec le cor des Alpes que le bétail était appelé. Manifestement il a également servi à des fins cultuelles en y jouant la prière (« Betruf ») principalement chantée. »[4]
Une autre source nous parlant de l’utilisation de cet instrument pour le bétail a le mérite d’être citée, nous venant cette fois ci d’un échange en 1563 entre le Gouverneur de Neûchatel et le Prince Léonor d’Orléans ou ce dernier demande un joueur de cor des Alpes à travailler pour lui. La réponse du Neuchâtelois, traduit du vieux français se lit ainsi
« Monseigneur, suivant votre commandement, j’ai trouvé un joueur de Schwyz … vous pourrez le faire jouer des chansons sur son cor ainsi que d’autres petites douces mélodies qu’il a l’habitude de jouer à ses vaches pour leur bonne digestion »[5]
Nous comprenons dès lors les diverses utilités historiques de cet instrument. D’un côté, de par sa taille, son jeu et la résonance des vallées alpines, la portée des sons permet effectivement d’être entendu au loin. De l’autre côté, son indéniable appréciation par les bovidés en font réellement un outil de travail concernant la transhumance de plus d’un instrument de musique à des fins festives.
Le cor des Alpes aujourd’hui
Nous pourrions passer une vie à rechercher des origines, des liens, et des histoires entourant cet instrument.
Cependant, lorsqu’on parle de cor des Alpes aujourd’hui, il s’agit de quelque chose de bien précis. Il a fallu à un moment donné, uniformiser la taille afin de permettre à plusieurs personnes de jouer dans la même tonalité. Particulièrement avec l’essor des grands rassemblements de cor, et de la façon plus précise d’accorder une note qu’auparavant dans l’Histoire.
À ce propos Mr. Sommer nous explique :
« La longueur la plus courante aujourd’hui en Suisse donne un accord en fa#/sol (env.
347 cm). Mais en raison de l’interaction croissante avec d’autres instruments, on trouve de plus en plus de cors des Alpes vendus en Fa (env. 368 cm). Dans certaines régions, on trouve aussi des instruments en La bémol (env. 309cm) ou en Mi (env. 389cm). »[6]
De nos jours, l’on construit cet instrument soit encore traditionnellement, c’est-à-dire en partant d’un arbre massif, et en le vidant à la main, soit en s’appuyant sur la technologie et la machinerie pour découper les troncs.
Il existe également des cor construit dans d’autres matériaux comme il existe à Yverdon ou la société AlpFlyingHorn en propose en fibres de carbone, et plusieurs sociétés existent pour permettre son apprentissage.
Réel symbole national retrouvé dans des publicités, des affiches, en fêtes de villages ou en joueurs solitaires dans des champs isolés, le cor des Alpes à résister au temps et est connu par de nombreuses personnes à l’extérieur de nos frontières.
Il apparaît même dans le Guiness World Record lorsque le 20 Août 2009 366 joueurs se sont retrouvés pour jouer des airs ensemble.
En conclusion, la Suisse possède également des traditions anciennes, et allant bien au-delà des stéréotypes qui nous catégorisent comme banquiers où fromagers aux dialectes des fois un peu compliqués. Le cor des Alpes est un exemple parfait de comment un élément historique ancien traverse les âges, se modifie, se réadapte, et refuse de disparaître et devient finalement partie intégrante de la culture d’une société. Nous espérons que jamais les airs paisibles que nous pouvons entendre un matin brumeux dans des pâturages champêtres disparaitrons.
[1] SOMMER, Hans-Jürg, Die Geschichte des Alphorns in der Schweiz, tiré du PDF https://alphornmusik.ch/aufsaetze/index.html, p. 5
[3].GRANDJEAN, Pierre, Le cor des Alpes, Tradisuisse, Editions Favre, 2011, p.26.
[2] BAUMANN, Max Peter, Folk Music Revival: Concepts Between Regression and Emancipation, The World of Music, vol. 38, no. 3, 1996, p. 73.
[3] JONES, Frances, The Alphorn : Revival Of An Ancient Instrument, Journal of the Dolmetsch Foundation, Vol.62, 2006, p.4.
[4] SOMMER, Hans-Jürg, Der Dialekt des Alphorns, 2019, p. 5., traduit par AESCHIMANN, P – A.
[5] JONES, Frances, The Alphorn : Revival Of An Ancient Instrument, Journal of the Dolmetsch Foundation, Vol.62, 2006, p.5.
[6] SOMMER, Hans-Jürg, Der Dialekt des Alphorns, 2019, p. 6.
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